Entretien avec Ambroise Tièche, réalisé en été 2015 par David Lemaire alors conservateur au mamco de Genève et actuel directeur du Musée d’art de la Chaux-de-Fonds.
Depuis 2009, Ambroise Tièche rédige un dictionnaire de sa propre mémoire. Hébergé sur le site internet du Mamco, ce dictionnaire est en constante évolution et régulièrement alimenté de définitions nouvelles. Durant l’été 2014, nous avons mené une série de quatre entretiens autour de ce projet, afin, d’abord, d’essayer d’en cerner les enjeux, mais aussi, et peut-être surtout, afin d’en pénétrer les coulisses, de questionner les méthodes, les modèles, bref, d’en explorer l’imaginaire. Le texte qu’on va lire est une compilation de ces quatre entretiens, dont on a conservé la liberté de ton propre à l’oralité.
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- Dans le livre Hegel ou la vie en rose, qui traite de la différence entre certitude et vérité – programme qui pourrait déjà bien te convenir –, Éric Duyckaerts proposait ce critère du vieillissement : c’est « lorsque on ne considère plus déraisonnable d’envisager la rédaction d’un dictionnaire ». On ne peut que lui donner raison quant à la déraison d’une telle entreprise. Qu’est-ce qui a donc bien pu t’inciter à écrire un dictionnaire ?
- Ça a été en partie par réaction. C’est à la fois une volonté de tordre le cou à une chose qui m’a été assénée toute ma vie. – Ce sont les deux minutes analytiques. Je ne veux pas trop m’étendre là-dessus. – Dans la place qui m’a été faite dans ma famille, j’ai été le premier enfant de mes deux demi-familles, le premier petit-fils aussi par conséquent, et il y a eu une espèce de chose qui a été posée sur moi d’emblée, c’est : « Il est intelligent, il a bonne mémoire, il est ceci, il est cela… ». J’étais pris dans une espèce de double bind assez terrible : ça m’était donné alors que je n’avais rien fait pour le prouver et quand j’étais en échec, ce qui arrivait évidemment très souvent, soit j’était verbalement et émotionnellement très violemment sanctionné, soit j’étais pardonné et c’était la faute d’enseignants stupides. J’avais une grand-mère qui m’a toujours considéré comme un « alpha plus », je n’ai même jamais su à quoi ça correspondait ; tout ça dans une famille avec un psychiatre à son sommet. On disait tout le temps : « Ah Ambroise, il a bonne mémoire, ah Ambroise il sait tout, etc… » Je me demande si ce n’est pas une chose dont j’ai aussi joué un peu, mais que je savais faux. J’ai incarné, et on m’a fait jouer, une illusion. Puis est arrivé un moment où, à la longue, j’en ai eu marre. Il y a quelques années, aussi au travail, à la HEAD, on disait toujours : « Demande à Ambroise. » Et ça me faisait chier. Je ne veux plus jouer ce rôle qui est une usurpation, ou du moins une défroque qu’on m’a posée sur le dos. Mais j’ai dû quand même en jouer suffisamment longtemps pour que ça tienne. Et à un certain moment, l’exercice ou la question du dictionnaire est venu de me dire : « Je veux mettre ça en échec. » C’est-à-dire que je vais aller à la rencontre de ce qui est là et travailler avec les limites, avec l’échec, avec la perte et avec le manque. Donc c’est ça qui a été une forme de moteur.
- Est-ce que tu pourrais replacer le dictionnaire dans l’évolution générale de ton travail ?
- Ce n’est pas du tout un travail de rupture. Il vient par décalages successifs d’une préoccupation qui a été le vrai cœur du travail, explicitement identifié : longtemps j’ai travaillé les questions de la mesure ; métrologie, mesure comme instrument de pouvoir, mesure comme instrument de communication, comme instrument de transcription et de déplacement de connaissances. Il y a ensuite une sorte de sous-bassement philosophico-idéologique, en relation au temps qui est le nôtre, mais qu’on pourrait faire débuter au xixe siècle, qui était une grande époque de mesure, une époque où le mot de quantophrénie apparaît : c’est la frénésie de la quantification. Je n’ai jamais réussi à dépasser une relation problématique au fait que quantifier équivaudrait à qualifier. Dès lors qu’on arrive à mesurer les choses, en psychologie, dans la matière, etc., dès lors qu’on accumule un nombre de mesures de plus en plus précises des choses, des comportements, du corps, etc., il y a souvent une tentation d’amalgame, que ça se substitue à la chose et que finalement, quantifier très précisément reviendrait à qualifier. Ça m’a toujours posé problème, presque politiquement. Aussi les histoires de reconnaissance faciale ou de choses comme ça me taraudent-elles. C’est une paranoïa de lecteur de science-fiction, de la science-fiction inquiète, celle de Dick ou autres. Donc la question de la mesure, je l’ai beaucoup travaillée. Jusqu’à l’invention du mètre, qui est censé sortir du corps humain comme repère, sortir aussi du corps du dominant : le pied, la coudée royale etc. Unifier et décaler ça sur un morceau de la Terre comme étant le bien commun, c’était le projet révolutionnaire du xviiie siècle. Je voulais interroger aussi l’histoire de la mesure et de comment est-ce que mesurer dit une chose. La mesure dit des propriétés d’une chose, d’une personne, d’un corps, d’un objet, que sais-je, mais ne dit pas la chose. Alors qu’il y a dans un discours assez général quelque chose de lié au contrôle, la mesure comme instrument de contrôle, finalement. J’ai travaillé pendant plusieurs années des instruments de mesure, avec des centimètres de couturière par exemple, ou bien j’ai fait usiner mon crâne d’après un scanner. Et puis, petit à petit, je me suis aperçu que l’usage de la langue et du langage, et surtout de l’écriture, contribuait aussi à mesurer. Tout à coup, écrire et mesurer devenaient des cousins. On est dans cette pièce ; un objet, ça peut être n’importe quoi autour de nous ; un objet noir, il reste les chaises, les roues des tables pliantes, nos chaussures, nos pantalons etc. On voit comment, en ajoutant des mots, les choses se resserrent et se précisent. C’est comme ça que je suis arrivé à un usage de plus en plus régulier du texte. Du moment où du texte est en relation avec un objet, il y a toujours une proportion x d’analogie, puis quelque chose qui résiste, qui fait que l’un n’est pas fusible avec l’autre, l’un ne peut pas devenir l’autre. Il y a évidemment aussi toute la question des jeux de mots dont je suis absolument friand. Je fais des jeux de mots calamiteux, je fais des calembours, j’ai lu le marquis de Bièvre et j’ai beaucoup aimé ça. Il y a la notion de double entendre, puis la polysémie, tous ces moments où, finalement, une chose dite dit aussi autre chose. Ce sont les glissements d’un champ sémantique à un autre qui m’intéressent dans le jeu de mots. Les histoires entre le sens propre et le sens figuré, deux sens propres différents, etc. Il y a une dimension très ludique, presque comme une lalation d’enfant, comme de jouer aux Lego avec les mots. J’ai énormément joué au scrabble comme gosse, et je continue à faire des scrabbles seul. C’est aussi là que la question du texte acquiert une réelle matérialité, pouvant être aussi résistante qu’un matériau tangible, physique, tridimensionnel ou avec un poids. Voilà comment, parti de la mesure, je suis arrivé à un projet de dictionnaire, qui est un peu un exercice de définition du monde, ou de ma définition de mon monde. Avec ce matériau commun de la langue, il y a toujours cette tension qui consiste à produire du singulier avec le commun.
- Comment est-ce que tu places ce projet par rapport au travail de Kosuth, par exemple ?
- J’ai été très séduit par Kosuth, évidemment. Je l’ai vu les premières fois dans mes cours d’histoire de l’art en Belgique. La première fois que je suis tombé sur la chaise, par exemple, cette déclinaison restituée visuellement et qui produit une image m’a beaucoup travaillé. C’est une espèce de descendance superficielle. À la fois je me sens très proche, mais je n’ai pas la sensation d’être sur les mêmes espaces que Kosuth, qui a travaillé dans des tas d’autres directions, que ce soit le texte de Freud sur la frustration dans Chambres d’Amis à Gand, ou la Pierre de Rosette. Il est quand même aussi dans d’autres mises en œuvre et d’autres enjeux. Mais des pièces comme celles-ci m’ont énormément marqué.
- Tu décris un glissement d’une forme visuelle à une forme textuelle, mais à demi-mot, tu décris aussi un glissement comparable dans tes études puisque tu as à la fois une formation aux beaux-arts et une formation en lettres.
- J’ai fait un peu de lettres. J’ai passé mon bac en catastrophe, honteusement à dix-sept ans, pour des histoires un peu crétines ; ça c’est fait comme ça. Je suis entré par défaut à l’université. J’y ai été très très mal, n’importe comment ; je me suis fait exclure pour absentéisme. En réalité, les études que j’ai menées de bout en bout avec l’intention de les faire, ça a été les études d’art. Et ce qui m’a ramené vers les études de lettres, c’est une dimension aussi un peu craintive, c’était une formation complémentaire parce qu’il fallait bouffer. Donc je suis revenu à l’université à trente ans passés. J’y suis à nouveau revenu par défaut, mais une fois sur place, il y avait une autre qualité d’urgence dans ma position d’étudiant qui m’a rendu très avide et finalement très intéressé par ce que je découvrais, que ce soit en littérature anglaise ou en linguistique. Donc les bribes de linguistique que j’ai acquises ou entrevues viennent de là. Elles viennent aussi de la légende familiale, parce que mon arrière-grand-père était proche de Bally et Sechehaye qui ont été les transcripteurs des cours de de Saussure. Il y a toujours eu à la maison – c’est moi qui l’ai maintenant – la première édition du Cours de linguistique générale qui était là comme une sorte d’objet totémique. Ma mère était aussi très intéressée par la linguistique. Le nom de Chomsky, je l’entends depuis mon adolescence, de même que de Saussure ou Jakobson, quand bien même je n’en avais jamais rien lu à l’époque. Ce n’étaient pour moi que des noms, mais des noms qui étaient déjà là avec leur musique. Et Chomsky, je n’ai toujours presque rien à en dire, sinon sur ses évolutions politiques, qui maintenant sont d’une autre nature. Donc les études choisies restent quand même les études d’art.
- Arrivons-en donc au dictionnaire. Beaucoup de gens ont écrit des dictionnaires, il y en a de très différents. Une question me semble dès lors devoir arriver très vite, puisque le tien est assez particulier : comment rédigerais-tu – ou rédigeras-tu, car elle n’est pas encore écrite – la définition de dictionnaire ?
- Je serais bien en peine de le dire comme ça à brûle-pourpoint, parce que c’est encore une réflexion qui est en train de se construire et de se complexifier depuis que j’en fais un moi-même. Au moment où je me confronterai à la question de ce qu’est un dictionnaire, il y aura une dimension rationnelle qui sera d’établir qu’il y a différentes sortes de dictionnaires, en fonction des usages ou des corps de métiers auxquels ils s’appliquent. Il y a la question des dictionnaires spécifiques, des dictionnaires de langue, puis la question des dictionnaires encyclopédiques. Donc ça, ça va être plus un inventaire des formes de dictionnaires existantes, qui sont des dictionnaires utiles et fonctionnels. Ensuite, je sais que le mien a d’une certaine façon partie liée avec certains de ces types de dictionnaires, mais excède ou est en-deçà de ce qu’est un dictionnaire et est donc un autre type d’objet. C’est aussi un objet littéraire ; pas par intention, mais par la force des choses. Du coup je redoute d’une certaine façon d’arriver au moment où j’aurai à poser cette définition.
- Je vais, quant à moi, me servir du travail des autres : j’ai pensé à des gens qui me semblaient pouvoir être des références pour toi, et j’aimerais te soumettre la définition de dictionnaire que donne ton homonyme Ambrose Bierce : Dictionnaire n. Douteux dispositif académique destiné à entraver l’évolution d’un langage et à en scléroser le fonctionnement. Ce dictionnaire-ci, au demeurant, est un ouvrage de la plus grande utilité. Il s’y trouve bien sûr la question de l’humour, mais aussi celle de l’entrave à l’évolution et de la sclérose. Forcément, le dictionnaire fixe quelque chose. Comment cette question se règle-t-elle dès lors que le sujet du dictionnaire, c’est toi, ou ta mémoire ?
Bierce, je l’ai aussi relu récemment. Cette définition du dictionnaire, déjà, il la règle en deux ou trois lignes. Donc pour lui ce n’est pas trop un problème. Et l’ironie est double, car, en plus de celle que tu relèves, elle se retrouve à la fin en disant que le sien s’extrait du dictionnaire-entrave en étant, lui, tout à fait utile et vertueux, encore que ce soit un mot difficile à appliquer avec Bierce. Mais la question de l’entrave ne se pose que si le dictionnaire est considéré comme un objet éternel. Il est entrave et il est académique – ce qui est aussi un terme que Bierce emploie clairement à dessein – s’il a vocation à faire école ou à faire norme, s’il devient prescriptif. Un dictionnaire est une entrave s’il est projeté dans un futur indistinct et indéfini, comme étant une vérité, une loi de la langue, ou de la signification. Alors qu’il peut être un état des lieux. Si on le vit comme un coup de sonde dans un moment, il n’a de valeur que momentanée. Et s’il a une valeur qui s’étend dans l’avenir, ce ne sera qu’en regard de l’auteur et non pas en regard du contenu. Mon dictionnaire, c’est un bricolage avec des normes qui ne sont pas entièrement intégrées, auxquelles je ne crois pas non plus entièrement. Il n’a pas de vocation à prescrire, à être vérité ou à former la réalité. Par conséquent, je pense qu’il est suffisamment vacillant et qu’il est sauvé par son absurdité.
Il y a une dimension que l’on trouve dans le dictionnaire de Bierce et pas dans le tien, c’est la question de l’humour. Est-ce que qu’elle se trouve quelque part au départ de ton projet ?
Je me l’interdis. Autant l’humour est quelque chose d’extrêmement précieux et salvateur pour moi, autant, dans l’espace du dictionnaire, je m’interdis de le manier et de l’utiliser. Parce qu’autant que possible, j’essaie de faire les définitions en fonction de ce que je sais des choses et non pas de ce que j’en pense. Du coup, m’autoriser l’humour serait problématique et amènerait à un autre type d’objet. Quant à Bierce, il faut se rappeler qu’il commence son dictionnaire autour de 1886 ; ça paraît dans la presse en tant que The Cynic’s Dictionary, et non pas The Devil’s Dictionary. Comme ce projet éditorial s’est conduit dans une longue évolution jusqu’à sa disparition – quand il est parti au Mexique en 1913 –, il y a eu des espèces de sequels. Des tas de Cynic’s ceci ou cela nuls sont parus aux États-Unis pendant cette vingtaine d’années où s’est élaboré ce qui allait prendre la forme du dictionnaire, de telle sorte qu’il a fallu le rebaptiser. C’est comme « …pour les nuls » ou « … dans tous ses états », ces formules qui ont été formées par un auteur puis récupérées pour faire des produits dérivés lamentables. Mais la perspective de Bierce est de produire d’emblée un objet littéraire en créant un locuteur, un personnage qui a un état d’esprit et qui va définir les choses en fonction de cet état d’esprit. Le personnage qui est la voix de ce dictionnaire incarne aussi une critique des valeurs. Et de cela, moi je me distingue. La dimension humoristique, je suis donc obligé, bien malgré moi, de la mettre à distance. Ensuite, l’objet peut pourtant avoir une forme d’humour parce qu’il est dérisoire.
Si je te comprends bien, chez Bierce l’humour est possible parce que l’écrivain se cache derrière un auteur putatif qui est un personnage, alors que toi, tu es ton propre personnage et tu cherches une forme d’honnêteté que Bierce n’a pas à avoir. En revanche, cette question du projet dérisoire, où, effectivement, je vois une forme d’humour, je la rapprocherai de la distinction faite par un autre très grand lexicographe. Littré, dans son petit texte Comment j’ai écrit mon dictionnaire, distinguait entre le tout et la partie et faisait l’aveu d’avoir dû sacrifier la partie au tout. C’est grâce à ce sacrifice qu’il aurait pu mener à bien son entreprise. Si on transpose les catégories, pourrait-on dire que ton projet, dans son tout, a une forme d’humour par la dérision qu’il implique, mais que, dans ses parties, tu t’astreins au plus grand sérieux ?
Oui, c’est exactement cela.
- Pour rester chez Littré, on remarque que son dictionnaire s’appelle étymologique et historique de la langue française alors que le tien s’intitule encyclopédique lacunaire. Or Littré raconte la naissance de ce titre et comment il est venu au dictionnaire par l’étymologie, qui l’intéressait alors, au point de lui donner l’impulsion d’un nouveau travail. Ce n’est que lorsque le projet a véritablement pris corps, au moment des négociations avec l’imprimeur Hachette, qu’il a rajouté « historique », ce qui impliquait d’aller rechercher dans l’histoire de la littérature les occurrences des mots dont il allait traiter. C’est une forme de titre très simple : le nom et deux adjectifs ; et tu as choisi d’utiliser ce même schéma. Est-ce que, pour toi aussi, il y a eu un premier terme qui te soit donné, comme l’étymologie pour Littré, puis un second venu se rajouter afin de coller au projet, ou de le faire exister dans sa matérialité ?
- Chez Littré, les deux adjectifs qu’il emploie lui permettent de préciser l’ambition du projet et d’affirmer que la mission qu’il s’est donnée est de pouvoir répondre à une approche étymologique et à une approche historique. Ce sont à la fois les outils qu’il a employés, mais ce sont aussi les clés qu’il restitue aux lecteurs : avoir un accès à leur langue qui soit aussi ancré dans l’histoire. Ce sont deux adjectifs sérieux, reliés par la conjonction de coordination et. Alors que chez moi, c’est un Dictionnaire encyclopédique qui est lacunaire. Cet adjectif-là est hors des champs lexicographique, linguistique ou grammatical, et a une dimension négative. Une équipe qui aurait fondé un dictionnaire qui tendrait – ou prétendrait – à tout contenir aurait un argument peut-être plus vendeur en termes d’usage qu’un dictionnaire qui s’affirme comme lacunaire. Voilà une des différences. Ensuite, il y a une chose étonnante chez Littré, en lisant cette fois son dictionnaire, c’est à quel point il peut y apparaître presque comme un je en disant « C’est dommage que ce mot ne soit plus usité. ». Ça arrive plus d’une fois au sujet de tel ou tel mot qui, à son époque, avait disparu de la langue française ou était devenu désuet. Il estime, par exemple, que désaimé, et tous les mots autour du désamour, c’est quelque chose qu’on devrait garder. Il y a là un avis de l’auteur que je ne me permets pas.
Un troisième dictionnaire m’est tout de suite venu à l’esprit, c’est celui de Flaubert. La phrase qu’il écrit à Louise Colet est bien connue, dans laquelle il dit qu’ « Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler de peur de dire naturellement une phrase qui s’y trouve. » Deux choses ressortent de cette citation. D’abord Flaubert, en disant que rien ne doit être de lui, semble se considérer à l’abri des idées reçues et de la bêtise humaine qui est son véritable sujet. Ensuite, il se donne pour mission dans son dictionnaire d’épuiser cette matière, la bêtise, ce qui ne manque pas non plus d’ambition. La question de l’hermétisme aux idées reçues pointe un rapport au monde. Écrire un dictionnaire est aussi cela : engager un rapport de soi au monde, et de l’objet à son lecteur éventuel. Celui de Flaubert est assez drôle, puisqu’il le fait pour, d’une part, être lu et, de l’autre, empêcher les gens de parler. Enfin, il y a la question de l’inépuisable. Littré, tout pharaonique et évidemment toujours inachevée que soit son entreprise, considère un sujet relativement clos. C’est une langue et un corpus moins difficiles à circonscrire que la bêtise humaine. Ton sujet en revanche, le contenu de ton cerveau, est aussi impossible à circonscrire que la bêtise, à cause de sa mobilité.
La question de la bêtise me touche beaucoup parce que, à la différence du Dictionnaire des idées reçues et du projet de l’étanchéité entre la bêtise et Flaubert, elle me pose problème. Elle a une descendance dans toutes les phrases que Audiard a récupérées à partir des années 1940–1950. Audiard était quelqu’un qui écoutait les gens et façonnait ses phrases à partir de phrases entendues. Mais parfois, il réintroduisait des choses dans la langue de sorte que, maintenant encore, on parle à la Audiard pour certaines choses. Ainsi des « Quand on mettra les cons sur orbite, t’as pas fini de tourner ! » etc… Par ailleurs, la position méprisante de la personne qui dit « Je pense que la bêtise humaine est sans limite. » ou « Des cons, il y en aura toujours. » me semble être d’une grande bêtise. Le xixe siècle a été le grand siècle de la mise en scène de la bêtise bourgeoise. Je pense notamment à Henry Monnier avec Monsieur Prudhomme ou aux Employés de Balzac. Il y a une terreur de la bêtise qui pousse à aller la chercher absolument partout. C’est ce moment où la bêtise diffère énormément de l’idiotie. La bêtise est une suspension de la pensée alors que l’idiotie est une pensée autre. La bêtise est un truc dont je crois être tout autant pourvu que quiconque. Il y a toujours des moments ou des situations dans lesquels on est bête. C’est aussi salvateur, c’est un tampon, une énorme protection, la bêtise. Il y a un précédent magnifique de bêtise, c’est cette longue tirade de Sganarelle, dans le Don Juan de Molière, où il enchaîne des proverbes l’un à la suite de l’autre pour faire la morale à Don Juan mais n’est pas capable de penser quelque chose. Il n’est capable que d’énumérer des phrases toutes faites. C’est ce moment où, tout à coup, on substitue à notre pensée une pensée d’autrui. Je suis aussi fait de ces moments-là et, en effet, certaines de mes définitions sont énoncées avec ce que je sais par ouï-dire, et parce que je n’y ai pas pensé. Je fais moi aussi du psittacisme, un peu. Du coup, la question d’être exempté de bêtise, comme on serait exempté du service militaire, me pose problème parce que, ainsi que tu le relevais, il y a dans le fait de postuler que les autres sont bêtes une condescendance énorme, qui est à mon avis un signe de méta-bêtise, ou de sur-bêtise assez dingue. Autant j’admire la sagacité de Flaubert, autant je pense que sa critique de la bêtise n’était la critique que de certains versants de la bourgeoisie.
- L’autre chose, c’est que le dictionnaire de Flaubert visait une forme d’utilité pratique, bien qu’humoristique, qui aurait été celle d’empêcher les gens de parler. Et lorsqu’on lit le Dictionnaire des idées reçues, il y a en effet certaines phrases qu’on ne s’autorise plus à dire. Quelle serait l’utilité pratique de ton propre dictionnaire ? Comment envisages-tu la réception de cet objet ? Ou n’est-ce qu’une chose qui est à faire pour toi ?
- Ce projet est né chez moi en étant à faire. Et en le faisant viennent fatalement des questions. Celle des destinataires, de l’adresse, se pose. À force de le faire, je m’aperçois – et c’est là que l’idée du lacunaire s’est faite jour au fil du travail – que c’est à la fois un portrait, c’est-à-dire qu’il y a une partie qui est hors de moi, et un autoportrait. C’est un portrait dans la mesure où ça montre un homme occidental, au tournant des xxe et xxie siècles, qui se construit et qui agit son rapport au monde dans cette période-là. Je précise « occidental » parce que des champs linguistiques et culturels sont très investis, mais d’une façon occidentale et pas africaine sub-saharienne ou asiatique. Je suis d’une grande pauvreté en connaissance des espaces asiatiques, notamment. J’ai l’impression que ça dessine le portrait d’un mec qui était blanc, qui a aimé le rock, etc… Pour un certain nombre de choses, c’est le portrait de quelqu’un de cette époque. En ce sens-là, s’il a une utilité, ce serait celle d’être le portrait de quelqu’un de finalement assez standard (je n’aime pas dire normal) en tant que gars occidental, avec peut-être la particularité d’élaborer ce projet. Ensuite, la dimension autoportrait, c’est que les éléments de connaissance révèlent aussi des singularités, et le simple fait de lancer ce projet est un geste d’autoportrait. Alors, est-ce que j’avais simplement à le faire ? Oui, je ne sais pas où il faut placer le curseur, entre égocentrique et pathologique en passant par narcissique. Il y a en effet une nécessité, et, même si ce n’est pas intéressant en soi, je parle de moi et à partir de moi. Ce que ça peut montrer ensuite… reste à savoir si on a envie d’aller regarder ça. Il est vrai que les destinataires, je ne les pense pas très précisément. Je n’ai pas énormément pensé l’ambition de cet objet. Les œuvres se préparent et se destinent, mais il y a aussi un moment où elles flottent. Il y a un moment où je veux perdre le contrôle par rapport à ça. Lorsque j’ai produit des pièces, qu’elles soient sculpturales, installatives ou autres, le moment de la perte et du lâcher dans l’espace est très important. Dans mes travaux sauvages dans l’espace public, il y a moment où cette chose vit, existe et est là matériellement, hors de moi. C’est à la fois très angoissant et consubstantiel à tous mes projets : il y a un moment où ça s’échappe.
- Qu’est-ce que tu attends du décalage qu’il y aura forcément entre ta mémoire et celle des lecteurs ? Est-ce que tu t’y projettes ?
- Je m’y projette beaucoup ; c’est que je m’aperçois qu’un dictionnaire, c’est un concours de bites. Je le vois aux réactions des gens : « — Tu n’as pas mis ceci, ou cela est faux. » C’est un objet qui est toujours comme quelqu’un de plus fort vers qui on va essayer sa propre force ; un objet vers lequel il y a une volonté de confrontation. On vient à la fois valider sa propre connaissance et espérer connaître quelque chose qui n’y soit pas. Je parle de concours de bites parce que je n’aime pas le mot concurrence. Mais moi, comme pas mal de gens, je me mets en concurrence avec le dictionnaire. C’est d’abord une concurrence-soumission : « — Il y a tellement de choses dans un dictionnaire, moi je ne sais que ça. » Ensuite, entre lecteurs de dictionnaires, avec le dictionnaire comme objet extérieur mais qui me représente, les gens se mettent en concurrence avec moi à travers le dictionnaire. C’est le jeu des haltères ou le punching-ball à la foire : celui qui arrive à faire gringalet, top-stud ou final Tyson. Mon jeu, c’est aussi de mettre ça en échec, parce que ce serait valide si j’avais l’impression de faire un vrai dictionnaire où je dis la vérité et la réalité des choses, mais ce n’est pas ça. Il y a cette tendance à aller se comparer à un dictionnaire, en compétition ou en soumission, votif ou défiant, il y a cette ambivalence. Je grossis un peu les termes, mais, oui, il me semble que le dictionnaire joue aussi ça. Aussi parce que moi,’en affirmant et en formulant non pas des phrases interrogatives, mais en postulant des définitions, je me mets x fois en échec par rapport à un vrai dictionnaire, ou en incomplétude ou en superficialité.
Ce sont un peu des poncifs que de revenir à Flaubert, et Littré, et même Bierce. Quels seraient en fait tes propres modèles ? Avais-tu des lexicographes héroïques, des entreprises comparables qui t’on servi d’exemple ?
- C’est quand même plutôt Bierce, que je connais depuis beaucoup plus longtemps que je ne connais Littré. Il y avait un Littré chez mes grands-parents que je n’ai jamais ouvert, quand j’étais gosse. Par contre le Larousse rouge de 1972, avec les drapeaux etc.., était un peu la référence. C’est le Larousse que nous avons eu pendant des années parce qu’il n’en sortait pas un nouveau tous les ans. Ensuite ma mère s’est achetée le Petit Robert 1 et 2. Je voyais que c’était un peu différent, et puis c’était un nouveau dictionnaire. Paul Robert meurt en 1974 et ma mère achète son dictionnaire en 1975, je crois. Mais pour revenir à ce qu’on disait, Littré devient intéressant dans le fait que c’est quand même d’abord le projet d’une seule personne ; puis il a mis à contribution – je ne sais pas si on peut dire « exploité » – sa famille. Il fait taffer tout le monde. Il y a quelque chose de tout de même assez violent dans le projet de Littré.
Ensuite, il y a la figure de William Minor, qui s’est fait mettre en tôle et a été la personne qui a contribué au plus d’entrées pour le Oxford English Dictionary. Minor a fait plus de deux mille entrées. C’est un homme qui a été dans l’armée des Indes et qui a commis un crime que j’ai oublié. Il faut que je relise le livre de Simon Winchester à ce sujet. Du coup, il a donné tout son temps de tôle, je crois qu’il y était à perpétuité, pour contribuer au dictionnaire. L’équipe d’Oxford a accueilli ce curieux zézè qui leur envoyait des définitions depuis sa prison. Surtout que le OED est un dictionnaire où la part belle est faite à l’étymologie. Ce William Minor qui n’était pas lexicographe, c’est une aventure improbable. En face de lui, il y avait James Murray. Lui c’était le normal de l’équipe, le maître d’œuvre majeur du dictionnaire d’Oxford, qui a mis quarante-quatre ans à se rédiger alors qu’il était prévu qu’il soit terminé en six ans. Bierce, c’est autre chose, c’est aussi un projet de dictionnaire dont il singe certains codes, notamment typographiques, et le recours à des citations de poètes fictifs. Mais dès le début, il sait que c’est un projet littéraire. Et en même temps, c’est aussi une façon de repenser les choses avec un autre angle d’approche. Et puis, l’attention aux mots me vient d’un grand usager de Littré qui est Ponge ; le recours de Francis Ponge au Littré est assez récurrent. Ma découverte en date de 1991. Une des choses qui m’a beaucoup porté dans la lecture de Ponge, c’est l’intérêt consacré à l’écriture en train de se faire plus qu’au texte final. L’autre, c’est ce recours au Littré. Quand il parle du « rouge sacripant » et qu’il va voir sacripant étymologiquement, Littré lui permet de faire un saut vers l’Afrique du nord et une qualité de couleur de sol ou de roi. Que « humble », « humide » et « humilié » soient tous liés à l’« humus », ça lui permet de faire rebondir un poème uniquement à partir des définitions des mots. Et puis, je crois que le dictionnaire est un objet profondément surréaliste, en tout cas le dictionnaire de la langue. Un dictionnaire de géologie ou de mécanique, moins : passer de rotule à roulement, c’est relativement cohérent. On est dans un champ de savoir circonscrit. Mais un dictionnaire de la langue permettant de passer d’un adverbe à un nom produit des clashs de présence, un peu comme dans le chant six de Lautréamont. Dans cette phrase de la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection, ce qui est très curieux, c’est que Lautréamont définit la beauté d’un homme. C’est le sujet du chant six, qui a ensuite été excisé par les surréalistes. Je crois qu’il y a un vrai truc surréaliste dans les rencontres étranges entre les choses par un simple voisinage spatial. L’étrangeté vient de ce voisinage. Pour ça, le dictionnaire est un véritable objet de jeu, de contemplation ; c’est aussi un volume et cette dimension du volume comme livre vient aussi se jouer.
- Tout ça nous amène à la question de l’objet en soi. Car ton dictionnaire n’est justement pas un volume. Il représente un volume de travail, mais il a une matérialité spécifique qui est celle du site internet. Quels sont pour toi les enjeux de ce mode d’existence ? Est-ce que ça change ta manière de le penser ? Et comment circules-tu à l’intérieur ? Est-ce que tu l’utilises ?
- Je ne l’utilise pas beaucoup. Je l’ai initialement pensé comme objet livre. C’est une affaire d’amateur du livre et de l’usage qui en est fait depuis que ce n’est plus un rouleau mais un codex. C’est une matérialité, un poids, etc… Sans entrer dans une espèce de sensualité nostalgique, il se trouve que je suis un usager du livre et que ça reste un objet puissant dans la façon dont il est construit. Ensuite, ce qu’un site internet a de curieux se trouve au niveau de la temporalité et du processus. Il serait plus difficile avec un livre de marquer le fait que ça s’élabore dans le temps. Au moment où le livre sort, ça met un terme à un amont, et il est là à partir de maintenant. On le sait suffisamment pour en lire et en corriger l’un et l’autre : une fois que c’est gravé, on voit les coquilles qui restent et on se dit merde. Ce n’est pas que ça, mais disons que le livre prend une forme et une matérialité, et pour le modifier, il faut revenir dans un livre second ou suivant. Je pense notamment aux addenda et errata que l’on trouve dans certains ouvrages. J’aime bien avoir un livre dans lequel il y a un erratum, qui est une espèce de prière d’insérer, une feuille indiquant où qu’il y a des erreurs à telle ou telle page. C’est un usage qui se perd un peu, je pense parce que les feuilles se perdent un peu. Le travail sur internet a une élasticité dans la durée, mais il est vrai que mon ambition initiale, c’était l’objet du livre. Le net, l’hypertexte, cette facilité à croiser les choses, cette espèce de transparence dans l’épaisseur d’un millier de pages qui ne sont plus, comme en papier, semi-opaques, tout cela n’est pas un enjeu majeur pour moi. Il est vrai que c’est une proposition qui m’a été faite par Christian Bernard, d’avoir recours au site. Il me semblait qu’elle était opportune pour quelque chose qui est en cours. Ça permet d’avoir un en cours que l’on peut suivre à une fréquence un peu plus élevée que la version 2017, suivant la 2016 et 2015, d’un objet qui doit être mis en page, avec toute l’élaboration réclamée dans la production d’un livre.
- En même temps, le fait que ça apparaisse sur internet, t’inscrit dans une histoire face à laquelle tu te portes un peu à faux. Quand tu parles du livre, tout de suite tu amènes la transition du rouleau au codex. Or, évidemment que l’internet et son nuage sont une évolution aussi grande que celle du codex par rapport au rouleau ou de l’imprimerie par rapport au manuscrit. Il y a une part de contingence à cela, tu l’as dit, mais il se trouve que tu accompagnes cette évolution en homme de ton temps en inscrivant ton projet dans une mémoire des nuages, dans une mémoire collective aussi. Toutefois tu le fais en conservant un fort anachronisme, puisque le paradigme du dictionnaire ou de l’encyclopédie sur internet, c’est bien sûr Wikipedia, le travail participatif. Or ton projet n’est rien moins que participatif, c’est l’œuvre d’un homme isolé. Il y a là une tension intéressante : à la croisée des chemins, tu mets un pied véritablement dans ton temps, et tu laisses l’autre bien avant le xxe siècle.
- Oui, ce n’est pas nécessairement une défense du livre. Là n’est pas mon combat, si tant est que j’en mène un. Quand on évoque Wikipédia, on s’aperçoit que ce modèle et sa dimension participative posent un certain nombre de problèmes. Septante-cinq pourcent des contributeurs viennent du continent nord-américain ; des figures comme tel super-héros africain ont été rejetées six fois en disant que ce n’était pas pertinent de les traiter… On s’aperçoit donc que Wikipédia a malgré soi produit des biais idéologiques et ethnocentriques. Et en ceci, cette encyclopédie en ligne reste confrontée à des questions et des problèmes qui, eux aussi, datent d’un autre temps. Mais je n’ai pas un problème fondamental avec Wikipédia. Comme beaucoup de gens j’y ai aussi souvent recours, surtout comme embrayeur pour la pensée. Il est vrai que certains articles sont vraiment bizarroïdes, et il est spécifié qu’ils doivent être nourris, précisés, pour éviter les jugements de valeur, par exemple. Mais à force de lire, on s’aperçoit que tel article est plausible plus qu’un autre.
Ensuite, c’est vrai que je me sers des possibilités d’internet autant que je me servirais d’une machine à coudre qui aurait des possibilités de faire des points et des boutonnières uniquement pour faire du zigzag, c’est-à-dire d’une manière extrêmement liminaire. Je ne suis pas naïf au point de vouloir simplement indexer en me disant « ce n’est qu’un livre autrement » : je sais bien que les possibilités d’internet sont infiniment plus complexes et que la révolution que tu mentionnais du rouleau au codex est sans doute bien moindre que celle-ci. Mais il se trouve qu’en l’état, je n’ai pas un usage ni un besoin de me servir du net beaucoup plus que comme d’un traitement de texte : rajouter et enlever une ligne sans qu’il n’y ait de gommures. C’est une forme d’opportunisme : il se trouve que c’est là et que c’est commode. Mais je ne pense pas ce dictionnaire comme un outil internet.
Pour toi, l’horizon de ce dictionnaire, à moyen terme, ce serait donc aussi une version papier ?
- Oui. Récemment, j’ai eu une conversation qui m’a laissé un drôle de goût avec une journaliste. « J’aimerais bien, me dit-elle, faire quelque chose sur votre dictionnaire, mais quand est-ce qu’il y aura une exposition ? » Je lui réponds qu’il existe sous cette forme semi-matérielle qui est celle d’un site. Puis elle me dit : « Alors vous me direz quand il y a quelque chose. » Alors là je vais lui écrire et lui dire : Si vous voulez faire quelque chose sur ce dictionnaire, c’est maintenant, en acceptant qu’Internet soit une forme. C’est un matériau et une décision.
- On pourrait imaginer des formes visuelles encore tierces, entre le site, le livre et quelque chose qui resterait à imaginer. En disant ça, je pense par exemple à une exposition que Christian Bernard avait faite au Printemps de Septembre à Toulouse qui s’appelait Inimprimés. C’était l’exposition de carnets qui n’étaient pas destinés à l’impression, mais qui faisaient œuvre de livre. Je pense aussi au journal de F.-E. Walther qu’on avait accroché au Mamco dans la Suite Genevoise. Est-ce quelque chose qui t’a traversé l’esprit, de trouver une forme plastique alternative ?
- La question s’est posée avant même que le dictionnaire ne soit hébergé sur le site, quand j’ai été invité à une exposition au musée de Saint-Étienne et qu’il y avait, à ce moment là, uniquement le lexique. À l’époque c’étaient une trentaine de milliers de mots et la solution que j’avais trouvée, c’étaient des classeurs avec ces mots, deux classeurs sur une table. C’était une exposition qui s’appelait Manufacture, une exposition collective qui tournait autour du catalogue de Manufrance, bien entendu. Il avait fallu inventer une forme matérielle standard. Et j’avais trouvé ces classeurs qui ont été remontrés, à Table d’hôte, chez Pierre-Olivier Arnaud, augmentés à ce moment-là. C’est une question qui me taraude en ce moment, qui est à la fois stimulante, très ouverte, et qui m’embête en même temps. J’aimerais pouvoir dire que ça existe sous cette forme-là et puis c’est tout pour le moment. Et d’admettre cette chose qui est un travail en cours. Parce que la question c’est aussi comment donner à lire. Jusqu’où la mise en forme de quelque chose que l’on donne à lire doit être soignée et élaborée ? C’est aussi une question qui me travaille beaucoup.
- Elle est valable pour tous les média d’ailleurs. Quand est-ce qu’on laisse sortir une toile de l’atelier ? C’est comparable.
- Oui, ce sont des vieilles questions, en fait.
- Dans ton cas comme dans celui de ceux qu’au Mamco on appelle les stylites, tout travail est toujours un travail en cours. Mais le travail en cours n’empêche pas que les formes prennent corps. Là où toi tu trouves un nœud de tensions intéressant, c’est que, tout en étant très ancré dans un objet qui est issu des Lumières, tu fais un travail sur internet. Il y a maintenant des expositions qui commencent à exister autour de l’art sur internet, mais peu de gens ont trouvé une forme véritablement viable sur internet pour faire émerger un travail qui aille au-delà de la simple délectation visuelle. Et donc, de ce point de vue-là, tu as paradoxalement pris beaucoup d’avance sur l’air du temps en décidant que le corps de ton travail s’était reterritorialisé dans le nuage.
- Je me demande si c’est l’art sur internet qui n’est pas mûr ou si c’est le regard qui, sur internet, n’admet comme œuvre que ce qui produit beaucoup d’effet et qui supplée au mieux à l’absence picturale, sculpturale ou autre. Comment admettre la pauvreté sensorielle induite par ce médium ? Alan Charlton pourrait décider de publier des trames sur le net. En effet, ce serait extrêmement peu séduisant à priori, il n’y aurait pas de pop-up…
On a parlé de l’erreur, mais pour ma part, venant avec l’erreur, il y a une chose que je revendique : c’est la faiblesse. Pas nécessairement la fragilité, parce que la fragilité, suivant par où on la prend, est très forte, et elle peut être vulnérable comme une lame de cutter. Mais la faiblesse et son affirmation – alors que je crois être assez orgueilleux – est une façon de mettre en échec l’arrogance, d’être idiot par rapport à la force. Il s’agirait d’être faible, d’avoir une politique de la faiblesse par rapport à un univers, une parole ambiante assez dominante qui valorise la force. Il y aurait une attitude politique qui serait d’être faible. Comme un idiot est par rapport au supposé intelligent, un faible vient questionner la force.
- Quelle serait cette force ?
- C’est l’autorité – on pourrait reprendre tout ce que Foucault a pu en dire – c’est la connaissance, les vérités scientifiques. Ces temps-ci, je relis beaucoup des Science et vie, et je revois des documentaires avec mon fils qui est à l’université, et il y a des énormités qui sont dites, un moment où la vulgarisation tombe dans l’erreur alors qu’elle a vocation d’éveiller aux sciences. Le discours scientifique vulgarisé produit des styles et formes d’affirmation avec, sous-jacente, une espèce d’idéologie du progrès qui n’a pas beaucoup changé, en dépit de tout ce qu’on peut dire. Je cherche donc plutôt à être dans la même relation qu’a l’idiotie par rapport à l’intelligence officielle, d’être faible par rapport à une force qui s’affirme.
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- En parcourant le dictionnaire, la définition de Judd Apatow m’a frappé. Elle me semble pouvoir introduire la question du temps. En 1997, écris-tu, il lance une série intitulée Freaks and Geeks. Il s’oriente désormais vers d’autres publics. Ce désormais est évidemment un peu étrange dans un dictionnaire, puisqu’il implique que le lecteur soit dans le même moment que toi. Cela amène une série de questions : Comment donc rends-tu compte du temps dans lequel tu te trouves ? Pour quand écris-tu ? Et quelle durée aura ce travail ?
- C’est un de ces moments de fragilité du rédacteur unique – ou du rédacteur tout court – qui est que je ne veux pas simuler une éternité, comme si le dictionnaire était apparu, dans une temporalité x, à un moment où toutes les définitions se seraient écrites. Il se trouve que c’est un processus dans le temps. De même, il y a des connaissances ou des dates qui ne correspondent pas, il y a des gens dont j’ai pu écrire la vie qui sont morts depuis, et ainsi de suite. C’est une de ces zones de vibration où je n’arrive pas à me projeter dans un truc suffisamment démiurgique pour inventer un temps hors du temps, qui se graverait dans une espèce d’éternité ou d’atemporalité de la connaissance. C’est la connaissance à ce moment ; ce qui fait que ça a l’air flou dans la façon de formuler les choses liées à la durée. C’est un dictionnaire qui affirme qu’il est daté. Je n’arrive pas à globaliser la notion du temps pour la situer à partir d’une espèce de pilier interne.
D’ailleurs, le traitement des entrées et les omissions ou les présences, suivant les dictionnaires, révèlent souvent le soubassement d’un air du temps. Un exemple qui me frappe, c’est que jusqu’au tournant du siècle, jusque dans les Larousse des années trente, lorsque l’on regarde nègre, on est dans une situation où l’être africain était pensé colonialement. Ces définitions de nègre, négroïde, et cætera, contiennent un développement de réflexion structuré par une façon de penser ce continent et ses habitants en regard d’une puissance coloniale. À l’intérieur d’un système colonial, ces définitions étaient cohérentes. Il y a ainsi comme des bribes de narration qui surgissent tout à coup par endroits.
- Pourtant les dates du dictionnaire lui-même sont complètement absentes. Est-ce que c’est volontaire ? Si on allait jusqu’au bout de cette logique, il faudrait dater chaque notice. Mais on pourrait imaginer que l’introduction du dictionnaire indique au moins le début de ce travail, et peut-être l’horizon d’une fin, s’il y en a une ?
La date de début, c’est 2009, et c’est à ce jour une date ouverte. Et là, je repense à l’histoire de l’Oxford et de William Minor. Là, peut-être que la question se posait moins parce que c’était un dictionnaire de la langue, qui demandait de remonter étymologiquement et historiquement dans chaque mot en cherchant des citations. C’était cela le travail de Minor. Dans un dictionnaire de la langue, peut-être que c’est un peu moins important de se dire que tel mot a été identifié en 1887. Le dictionnaire sort en 1927, et il y a peut-être eu d’autres acceptions du mot qui sont nées entretemps et le dictionnaire, parce qu’il y a des exigences de publication, des moments de rédaction, sera fatalement en retard d’un coup. À mon avis, tout dictionnaire est, par des contraintes de développement dans le temps, automatiquement en retard à un moment ou à un autre. Quand bien même on sort un nouveau dictionnaire par année, le dictionnaire suit la langue plutôt qu’il ne la précède. Surtout que les dictionnaires se mettent de plus en plus à choper l’air du temps, ce qui était une chose que Robert a voulu faire par rapport au Larousse ou par rapport à l’Académie. Le dictionnaire n’est jamais exactement de son temps.
- Voilà qui repose la question de la prescription…
- Dans le sens prescriptif ou dans le sens « c’est passé » ? Il y a la prescription criminelle ou la prescription dans un domaine d’exigence.
- C’est justement ce double sens qui m’intéresse. Le rôle d’un dictionnaire de langue est souvent d’être prescriptif, ce n’est pas le rôle du tien. Mais bien sûr il est sans cesse prescrit dans le temps.
- En effet, prescriptif et descriptif, c’est toujours un truc qui me tiraille. Je me souviens de mes études de linguistique où on nous assénait à longueur de cours que la linguistique est une science descriptive qui observe la langue, mais en fait elle produit des règles et devient prescriptive. Il y a toujours cette particularité ou cette ambiguïté, quand on est confronté à un discours scientifique : il fait autorité, mais il est tout de même constamment en train d’évoluer et de se renouveler. Ça engendre un truc assez particulier, assez vacillant.
- Pour donner des exemples, on voit le Robert qui suit la langue et qui se voudrait peut-être plus descriptif, et puis le dictionnaire de l’Académie Française, qui, lui, se veut prescriptif, mais qui, dès qu’il est fini, se voit recommencé parce qu’il est déjà obsolète. La contradiction est au cœur des deux projets.
- Je me demande dans quelle mesure ce ne sont pas plus les Bescherelle et les Grévisse qui peuvent se permettre d’être prescriptifs, que les dictionnaires. Typiquement, je pense à certains mots – il y en a quelques-uns en français – où deux orthographes sont admises. « Évènement » ou « événement », Littré privilégie le premier, beaucoup ont tendance à aller vers « événement ». C’est un de ces mots où il y a eu suffisamment d’autorités et d’occurrences pour que finalement on accepte les deux. Ce sont de rares mots assez curieux pour lesquels un dictionnaire n’a pas à trancher.
- Le dictionnaire de l’Académie, tout prescriptif qu’il soit, a quand même une familiarité avec le tien, et peut-être la familiarité la plus grande, c’est-à-dire qu’il est une sorte d’œuvre-vie, mais à une échelle de quarante personnes, et qui de plus reçoivent un successeur lorsqu’elles décèdent. C’est un dictionnaire qui n’est jamais clos. Est-ce que toi tu envisages une clôture au tien, autre que la tienne propre ?
- Je vois trois issues : une décision d’arrêter ; une non-décision, c’est à dire un truc plus passif, un abandon ; ou que je meure, que ce soit mon terme biographique qui soit le terme du dictionnaire. Un abandon, ce serait un peu comme la carte dans De la rigueur scientifique de Borges qui, aux confins du pays, commence à être rongée par les chèvres. Parce que l’art de la cartographie a fait son temps…
- Parce qu’on est arrivé au bout de l’exercice, aussi, chez Borges, puisque cette carte est à l’échelle 1 :1.
- Mais elle n’est plus entretenue. Elle n’a pas absorbé les nouveautés, et puis elle est aporétique de toutes façons. Mais la question d’une fin par abandon se rapprocherait plutôt d’une chose que j’ai survolée une fois au-dessus de l’Afrique, c’est un fleuve qui ne devient plus rien parce que l’apport d’eau n’est pas suffisant par rapport à l’évaporation. On se retrouve avec un fleuve qui fait un delta à l’intérieur des terres et qui ne produit même pas un lac, qui disparaît.
- Ce n’est évidemment pas la possibilité qu’on souhaite pour la fin de ton dictionnaire. Si on fait fi de l’abandon, reste la question de comment reprendre. Tu as rassemblé une série de mots que tu as commencé de définir et tu vas poursuivre l’élaboration de ces définitions. On peut donc souhaiter assez raisonnablement que tu arrives à un terme premier, qui serait le terme des mots déjà énoncés. Ce ne serait bien sûr pas une fin, car il est évident que tu en as omis certains. À ce moment, il faudra prendre la décision de savoir si tu t’arrêtes à cette première énonciation ou bien si tu en relances une. À moins que tu ne la complètes au fur et à mesure…
- Je le fais déjà dans des cahiers et sur mon dictaphone. J’ai des centaines de mots qui se sont ajoutés. Même des mots extrêmement inoffensifs de la langue, des mots qu’on a sous le nez, comme les lunettes qu’on cherche en les portant. Peut-être même le mot « basique », de ces mots d’un accès et d’un usage évidents. Je continue à en réunir. Dans mon esprit, je travaille sur le corpus qui est en ligne, mais en cachette, en sous-main, en tâche de fond, je continue de glaner des mots sur des morceaux de papier, des cahiers et mon dictaphone.
- On reviendra sur cette « cuisine ». Il y a un exemple qui m’a frappé, et que je trouve amusant, et qui est bien représentatif de ce qui fait un des charmes de ce dictionnaire, c’est le mot « aube » pour lequel tu donnes deux définitions différentes. D’abord le département français, ensuite le vêtement liturgique. Et tu oublies le sens peut-être le plus évident de l’apparition du jour.
- C’est une omission. Parce qu’en plus je devrais les mettre dans une seule définition. À la différence de « avocat » pour lequel il y a deux entrées parce qu’il y a advocare et aguacate qui sont deux étymologies différentes, pour « aube », au vêtement liturgique je devrais joindre le lever du jour puisque c’est l’heure blanche, avant l’aurore qui est l’heure d’or. Le vêtement liturgique est blanc comme l’aube. C’est un oubli.
- Mais c’est précisément ce qui contribue à la personnalité du dictionnaire : voir où sont les oublis. C’est aussi ce qui fait le plaisir de la lecture, de tomber sur un mot comme dans un trou. Tu es un artiste, tu as mentionné des études de linguistique, et tu fais un dictionnaire dans lequel tu assumes tes erreurs. On peut alors se demander quelle est la place possible de l’imposture. Est-ce que c’est quelque chose qui t’intéresse, dont tu joues ? J’ai aussi en tête la figure de Jean-Yves Jouannais, qui, lui, a une position d’imposture assez complexe puisque, entreprenant une encyclopédie d’un sujet qu’il ignore, il finit, par la force des choses, par acquérir une véritable compétence de ce dont il traite. Il passe d’une position d’imposteur à une posture, sinon d’autorité, de quelqu’un de renseigné. On pense aussi, dans ce même champ, à Duyckaerts qui, lui, n’a aucune ambition encyclopédique, mais qui joue des postures d’autorité. On ne peut rêver d’une posture plus autoritaire que celle du lexicographe, malgré toutes les réserves que tu as faites sur l’absence de prescription. Dès lors, est-ce que la tentation de l’imposture ou de la falsification existe ?
- C’est à dire de mettre des fausses entrées ?
- Par exemple.
- Non. La dimension joke, le clin d’œil pour érudit, le coup de coude d’un air entendu, à qui saura lire, ce genre de choses ne m’intéresse pas. Les trucs d’initiés me dérangent. J’ai l’impression qu’il y aurait imposture s’il y avait prétention à l’autorité. Il me semble que l’imposture est une affaire de paresse. On essaie d’obtenir plus en faisant moins. En ce sens-là, je ne pense pas être un imposteur. J’ai parlé avec Jean-Yves Jouannais du temps que ce travail nous prenait. Lui disait : « — J’ai commencé il y a quatre ans. Pour arriver au bout de mon alphabet, je sais que j’en ai encore pour dix-sept ans. » Il y a en lui une sorte de calendrier idéal de vingt-et-un ans, mais il sait qu’il prend du retard. J’imagine que tu as dû assister à certaines de ses représentations. Il sait qu’il est en train de prendre du retard, de biaiser et broyer ce planning, qui est aussi un planning avec lequel il sait, pour autant que le musée maintienne ses engagements, quel salaire il s’attribue, dont le montant est précis, pour les vingt-et-une prochaines années. Et je pense qu’il n’est pas un imposteur. Peut-être qu’il va devenir un expert autodidacte, par défaut, de la guerre. Pourtant cette question de la guerre part chez lui aussi d’un truc extrêmement personnel. Quand il parle de son grand-père mort à la Première Guerre mondiale, il dit que l’histoire fait des grumeaux et qu’il va chercher les grumeaux – c’est un mot qu’il réemploie dans L’Usage des ruines, du reste. C’est une lorgnette à l’envers, ça part du minuscule et ça s’étend. Je pense que son projet et le mien diffèrent dans leurs enjeux et leurs implications.
- Quand bien même vous faites tous deux les choses très sérieusement, Jouannais « joue » à l’encyclopédiste ou l’historien de la guerre comme tu « joues » au lexicographe. Ce sont des activités, des postures, plutôt que des positions qui vous auraient été attribuées. Le sens de ma question était aussi que le jeu de l’imposture peut se glisser dans cet interstice qu’il serait amusant d’occuper.
- Il est amusant parce qu’il se dégonfle tout de suite si on joue à y croire. Si on devait jouer à prendre ce dictionnaire comme faisant autorité, il se dégonflerait immédiatement. Ce n’est pas un lexique de définitions, mais un dictionnaire, qui correspond presque à un genre littéraire, mais aussi à une méthode de nature plutôt scientifique reconnue et identifiée. Or on se rend bien compte que celui-ci ne marche pas. Je pense à ça par rapport à la notion de jeu. En jouant comme enfant, on croit parfaitement, dans le temps du jeu, que l’on est Cochise, d’Artagnan, Porthos etc. Et, au moment où on est appelé pour aller manger, on pose la cape, le tape-tapis qui servait de guitare de Jimi Hendrix – j’ai joué à ça – et on va manger. C’est cette capacité à être en et hors absolument. Il y a deux mots que j’aime beaucoup. C’est « exemple » et en allemand plus encore « zum Beispiel » : comme par jeu. L’« exemple », c’est hors emploi, mais en même temps, ça pose la question de la réalité de l’emploi. Il y a imposture s’il y a prétention. J’espère être plutôt dans la situation du jeu avec ce que ça a d’extrêmement sérieux et d’extrêmement gratuit.
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Tout personnel ou incomplet qu’il soit, ton dictionnaire respecte la forme de ce type d’ouvrages. Il nous faut alors nous intéresser à la question du « comment faire ? » J’avais relevé cette phrase dans Les Confessions de Rousseau : C’est une des singularités de ma mémoire qui méritent d’être dites. Quand elle me sert, ce n’est qu’autant que je me suis reposé sur elle : sitôt que j’en confie le dépôt au papier, elle m’abandonne ; et dès qu’une fois que j’ai écrit une chose, je ne m’en souviens plus du tout. Tu vois où je veux en venir, il y aurait ce paradoxe amusant chez Rousseau qu’une fois qu’il a écrit quelque chose, il se permet de l’oublier puisque le papier s’en rappelle à sa place. C’est une question qu’on se pose beaucoup aujourd’hui avec Internet, puisqu’on aurait une sorte de disque dur externe permanent et que tout ce qui importerait serait de savoir trouver l’information. Comment est-ce que tu positionnes ton dictionnaire par rapport à ta mémoire ?
- Je me dis parfois par boutade que je me prépare pour quand je me démentifierai. Je pourrai ainsi me référer à qui j’étais, quand je serai démentifié et que mon cerveau me tombera en yoghourt par les oreilles. Plus sérieusement, je ne crois pas à l’hypothèse de Rousseau. Walter Benjamin, je ne sais plus où, explique que le temps qu’il passait à recopier des textes à la Bibliothèque nationale lui permettaient de les acquérir mieux. Et il arrive que de poser par écrit permette de clarifier pour ensuite se remémorer. Donc là, je m’inscris vraiment en faux par rapport à Rousseau. Il me semble que ça doit être individuel, au gré des moments et au gré de ce que l’on écrit.
- Rousseau, c’est vraiment l’hypothèse de la « démentification », immédiate. Donc ton travail serait moins un dictionnaire aide-mémoire, ou disque dur externe, qu’un outil qui t’aide à clarifier le monde ? Alors comment est-ce que ça passe ? Concrètement, comment travailles-tu ? Si c’est un outil à clarifier le monde, j’imagine que tu n’as pas pris les mots par ordre alphabétique ; comment est-ce que tu as construit cet outil ?
- Pour fabriquer le lexique, j’ai fait une sorte de grille. J’ai fabriqué des grands thèmes : locomotion, sport, animaux, etc… Des grosses boîtes, et puis j’ai commencé à descendre : dans les animaux, j’ai décidé de faire les insectes. J’essaie de pondre tous les noms d’insectes qui me viennent à l’esprit. Et quand je les reporte dans la banque de données, les doublons me sont signalés. Typiquement quand j’entre « avocat », ou bien des noms de gens qui, par exemple, s’appellent Smith. J’ai des amis qui s’appellent Smith, donc j’ai tous ceux de leur famille, mais il y a aussi Adam Smith, Josh Smith, etc… Chaque fois que j’entre Smith, ça me dit « — C’est un doublon, voulez-vous l’entrer ? » Ça c’est au stade de la saisie. Le lexique, je l’ai établi en travaillant un thème de bout en bout, puis il y avait des moments où j’en avais marre. Je reprends l’exemple d’« avocat ». J’étais dans les végétaux, je me suis dit que j’allais faire les fruits et, en arrivant à avocat, j’ai pensé « — Tiens, il y a aussi le métier. » La plupart du temps j’avançais de façon cohérente à l’intérieur d’un champ, disons les animaux, et depuis « chat », je pouvais penser « chat – chatte – vulve ». Je m’offrais ainsi parfois des moments où je passais par association libre, pour ensuite reprendre le fil du champ « animaux », « locomotion » ou autre.
— Lorsque tu glisses d’une catégorie à l’autre, est-ce qu’ensuite tu restes dans l’autre « boîte », ou n’est-ce que le temps d’un mot ?
- Non, je pouvais aller, mettons, de blatte à termite, de termite à mite, puis de la mite au mythe, mythos, puis -mite, antisémite, et ensuite me dire « bon, je reviens aux insectes. »
- Juste une parenthèse de quelques mots alors, par association libre.
- Oui.
- Quel est le logiciel que tu utilises ?
- C’est Filemaker Pro. Mon oncle m’a élaboré dans Filemaker Pro une page dans laquelle se trouvent un espace « nom », un espace « prénom », un espace « type de mot » et un espace pour remplir la définition, qui peut être aussi longue que je veux.
- Filemaker Pro, c’est un programme qui fait des fiches. Tu utilises, en fait, les mêmes outils que Littré qui avait ses immenses fichiers physiques.
- Oui. Quand j’ai commencé, avant que mon oncle ne m’élabore ce truc, je m’étais fait une feuille dans Word avec A. Du coup, j’avais pris mon cahier en vrac et, lorsque je reportais, il fallait que je reporte alphabétiquement. Je mettais un mot en ab, ça prenait de la place, il fallait que je le descende pour pouvoir mettre trois mots de plus, ça devenait spatialement un problème. Je reviens sur ce criminel qui a été un des grands contributeurs de l’Oxford, William Minor. Il est en tôle et, au lieu de prendre un mot et de chercher des citations pour voir l’histoire de ce mot, comme il a tout le temps devant lui, qu’il a des sous et plein de livres, notamment des xvie et xviie siècles anglais, il lisait les livres et y relevait les mots et les occurrences. Il se préparait des trucs d’avance puis il écrivait à l’Oxford en disant : « — Si vous avez besoin de citations par rapport à des mots, écrivez-moi, je vous dirai ce que j’ai. » Et il explique comment il fait. Il dit avoir pris un premier livre, de Philip Sidney ou un truc comme ça, et il met un premier mot en A, mais comme c’est un mot avec AC, il le place au premier tiers de la feuille pour que, s’il y a des mots en AA ou AB, il puisse aussi les placer. Donc il est en train d’organiser l’espace de sa feuille pour pouvoir insérer les mots entretemps. Je m’emmerdais à faire ça avec Word, au début. Et là, Filemaker, c’est du savon pour moi, c’est extraordinaire, ça classe alphabétiquement, ça trie. Je n’ai plus à me préoccuper de cette mise en espace qui est très fastidieuse, qui est une logique de scribe ou de copiste et qui est extrêmement chronophage.
- Oui, en même temps, il y a aussi la jubilation du fichier, mais c’est une autre histoire.
- J’en suis très friand. Ranger des trucs, je fais ça avec plaisir.
La lexicographie, c’est en effet une maladie de rangeurs. Vient aussi la question de savoir d’où tu écris, depuis quel statut ou quel travail. Tu es identifié comme artiste et ce travail là constitue ton travail artistique. Comment est-ce que tu penses cette étrangeté ?
- Je me pense clairement comme artiste. Ce dictionnaire représente la quasi-totalité de mon travail artistique actuellement. J’ai d’autres projets en cours, qui sont des travaux plus plastiques, ailleurs ; mais l’essentiel de mon intérêt, de mon énergie et de mon désir sont là-dedans. Ensuite, j’ai toujours envisagé le texte comme un matériau aussi résistant qu’une matière. Ou au contraire aussi fluide et arrangeant que le seraient du bois ou autre. Ça peut sembler des métaphores super éculées, mais elles se vérifient. Un texte peut être quelque chose que l’on retravaille et que l’on tend comme on tendrait une courbe, comme on tendrait une droite. Oui, pour moi le texte est tout à fait aussi palpable, même si ce n’est que de l’encre qui se dépose sur du papier, il y a vraiment une matérialité. Et il y a une autre dimension. J’ai l’impression que la seule liberté que j’ai en tant qu’artiste, c’est celle de m’inventer des règles. Et peut-être aussi parfois de les transgresser. J’ai pu m’inventer un faisceau de contraintes duquel j’imagine qu’on peut dégager du sens ou de l’expérience, par lequel je peux produire de l’expérience chez moi et chez autrui. Enfin, il y a aussi quelque chose de la durée, et du fait de produire une quantité. La quantité n’est pas la qualité, au sens de bien ou mal, mais elle est marque d’une nécessité parce que, en dépit du bon sens, en dépit la productivité et de la rationalité, j’ai besoin de faire ça. Je le fais et c’est une forme d’affirmation au prix de son absurdité, avec sa gratuité. Et puis je pense que c’est quand même une entreprise littéraire, ce n’est pas juste scripturaire. Je ne suis pas qu’un scribe, il y a des décisions de formulation et des enjeux de rapport au monde qui font qu’on dépasse une stricte opération de fonctionnaire copiste.
- Est-ce que tu peux être plus précis ou plus concret sur cette question des contraintes ? Évidemment, l’usage de la contrainte, c’est un mode opératoire primordial dans l’art de notre temps, et en particulier chez un certain nombre d’artistes que le Mamco se plaît à suivre, je pense bien sûr à la Section des stylites. Est-ce que dans la rédaction du dictionnaire, et en particulier dans la rédaction des définitions, il y a un certain nombre de contraintes que tu peux énoncer ?
- La première, c’est de dire ce que je sais, ou crois savoir, et pas ce que je pense d’une chose. C’est paradoxalement de mettre la pensée, l’opinion, en retrait. C’est une exigence à laquelle je m’efforce, à chaque mot que je pose, de me tenir. C’est elle qui est première.
- C’est là une contrainte qualitative ou intellectuelle plus qu’une contrainte formelle.
- Elle a une incidence sur la forme. Les enchaînements d’adjectifs tendraient à donner une valeur positive ou négative à une chose. L’adjectif devient donc tout à coup une chose extrêmement importante. Ce n’est pas de la neutralité, qui est un mot très problématique pour moi. Mais c’est une affaire de retenue. La personne à qui je pense en disant cela, c’est Louis Jouvet. Louis Jouvet n’a pas écrit, que quelques rares lignes, mais ses cours au conservatoire à Paris ont été notés par ses étudiants. Un peu comme de Saussure (qui, lui, a quand même, on s’en est aperçu ensuite, écrit). Mais on connaît les enseignements de Jouvet par ses cours et par un rôle qu’il joue dans Entrée des artistes où il est prof au conservatoire. Il y a ces moments où il insiste avec détermination et de façon répétée sur le fait que lui est dans une obéissance absolue au texte. Et lorsqu’une comédienne faisant sa scène, qui est une scène tragique, pleure, il l’arrête, et il lui dit : « — Tu es en train de voler l’émotion au spectateur. C’est à lui de pleurer ; et c’est à toi de le faire pleurer avec ce que le texte permet. » C’est donc un effacement de l’ego et uniquement un usage du texte. Bien sûr que c’est problématique et que ça ne tient pas entièrement. Mais c’était une ambition qu’il se donnait. En plus, Jouvet avait un jeu très identifiable, c’était un jeu qui mettait la sur-émotionnalisation à distance et la confiait au texte en disant « — C’est Corneille ou Molière ou Anouilh, ou que sais-je, qui ont formulé les choses de telle sorte qu’elles produisent une émotion, et c’est à nous d’être complètement au service du texte. » C’est cette forme d’effacement que j’essaie de travailler. Peut-être parce qu’il y a des questions qui me touchent, qui sont des questions de solitude et des questions liées à l’oralité. Ce dictionnaire, c’est aussi l’objet d’une personne qui est seule. Je ne suis pas en train de sortir les violons. Mais quand tu parlais de la question du lecteur idéal, eh bien ce serait plutôt une situation. Celle d’être face à une personne qui me demande ce qu’est ce mot ; je suis devant elle et dois lui répondre. Et je n’ai rien. C’est quelque chose dans l’urgence et dans l’immédiateté. Et c’est une chose d’une personne seule ou isolée. Peut-être que c’est survivaliste comme position, mais lorsque je suis face à une définition, je me demande ce que je peux en dire ici et maintenant.
- Peut-être aussi que cet effacement de l’avis est d’autant plus justifiable que, contrairement à Jouvet, tu es déjà très présent. Dans l’exemple que tu donnes avec Jouvet, le texte c’est Corneille ou Anouilh. Dans ton cas, ce qui serait le texte, c’est le descriptif lacunaire de la mémoire d’Ambroise Tièche. Le sujet c’est cela.
- Oui, mais avec tout de même ce matériau qui nous est commun à tous, qui est la langue française. Parce que chez Jouvet, il y a quand même l’acteur et le texte ; il n’y a pas que le texte. C’est là qu’il y a un paradoxe chez lui. En même temps, c’est une exigence en amont. Je crois que chez Jouvet il y a aussi une revendication de l’artificiel qui est très forte. « — Nous produisons de l’artifice. » C’est absolument contre les méthodes de l’Actor’s Studio. Mon Corneille, c’est quand même aussi les mots de la langue. Il y a ce que j’en dis, mais ils sont quand même là. « Maintenant », « poire », sont des mots qui me préexistaient et tous ceux qui vivent sous des latitudes où il y a une poire ont une idée, vague ou précise, de ce qu’est une poire, que ce soit une Passe-Crassane ou une Belle Hélène, ou une Comice, parce que Belle Hélène c’est une recette.
- Quand tu parles de la solitude, faut-il la comprendre comme une forme de dénuement, dans le sens où c’est quelqu’un qui n’a pas sa bibliothèque autrement qu’en soi, qui n’a pas accès à une autre connaissance que la sienne ? ou bien est-ce quelque chose qui se rattache à la solitude de l’écrivain, cette une condition empiriquement et pragmatiquement observée qui est que l’écriture est un travail solitaire ?
- Non, c’est la solitude comme condition. C’est une solitude qui excède le temps de la solitude de l’écrivain écrivant. Avant que ce soit Raymond Federman inventant son personnage qui s’enferme avec ses boîtes de conserves et pâtes pour écrire un livre, la solitude de l’écrivain écrivant, c’est une condition pour faciliter la survenue de l’écriture, la concentration et le travail. Quand bien même il y des écrivains du café – l’écrivain qui écrit seul au café, ça bruisse autour de lui – ou qui vont se mettre dans une certaine condition. C’est Simenon partant à Kuala Lumpur pour écrire sur la Semois ou sur un petit matin blême à Lorient. Il crée du contraste pour penser autre chose. Il y a ceux qui vont créer de l’identité, s’habiller en Hercule Poirot pour repenser aux années vingt anglaises. Non, je parle d’une solitude au monde, une solitude plus grave, peut-être plus inquiète. Je crois qu’elle est aussi inévitable. Elle est aussi consubstantielle à tout individu. Ensuite se construisent des relations, familiales, amicales, choisies, héritées, habituelles ou culturelles. Un réseau se construit autour d’une chose qui reste, in fine, une solitude irréductible. C’est une lapalissade d’une certaine façon. Il y a une adjonction de solitudes ; nous sommes x solitudes qui avons des points de frottement, plus ou moins durables, accentués, proches, qui touchent soit par un point de tangente, soit par une zone de contact plus grande. Mais ça témoigne aussi d’une relation que j’ai à l’abandon et la perte, plus que la solitude. La perte d’une relation vécue fait que ce qui en reste, c’est le souvenir ou la reconstruction mémorielle, le jeu avec ça, ou le ressassement, la rumination. Oui, cette grande solitude, j’ai tendance à y croire comme à un donné, qui serait comme le fait que je n’ai pas d’ailes ou de vessie natatoire. Je ne peux pas le regretter, y’a pas.
- Là, tu tires vers la robinsonnade… Nous avons souvent parlé de cette métaphore de la connaissance comme un cercle qui s’étire, et finalement aussi comme une île qui serait cartographiable. Ton entreprise ressemblerait alors au le défi d’un Robinson dément de cartographier son île aux rivages variables. Cette idée de la connaissance comme cercle et comme limite s’associe bien avec celle d’une île et de sa solitude.
- Oui. Mais ce qu’il y a beau dans la cartographie, c’est quand des choses sont nommées « Terra Incognita ». Il y a un très beau sommet, une petite pointe dans le massif du Mont-Blanc, sur le versant italien, qui s’appelle Innominata. Et je trouve ça magnifique. Elle a été nommée sans nom, et puis c’est tout. Finalement en cartographie, il y a une démence qui n’est justement pas la démence décrite dans De la rigueur scientifique par Borges, mais qui est de nommer qu’il y a du non-nommé ou non-nommable. Je pense aussi à un processus récurrent chez Lovecraft qui m’a toujours touché. Très fréquemment dans ses nouvelles ou ses romans, il y a un moment où l’horreur est telle qu’elle est indicible. Il laisse un espace blanc au-delà duquel on ne peut rien dire. C’est génial parce qu’il nous laisse un trou pour aller poser notre pire à nous. C’est un procédé que j’aime beaucoup, ce recours à l’indicible. Il n’essaie pas de tout dire, il arrive juste à dire que quelque chose excède le dicible. Ce qui est beau, ou ce qui peut être un objectif, ce n’est pas l’objectivité, mais c’est d’admettre les vides.
- Les espaces blancs de la carte sont ceux qui font le plus rêver les voyageurs par atlas. La personne qui envisagerait le dictionnaire comme quelque chose à quoi se mesurer pour essayer d’en savoir plus se couperait de l’intérêt de ton dictionnaire qui est justement de mesurer ce que tu ne sais pas. C’est dans ces zones blanches que réside une grande part de son intérêt, notamment parce que c’est là que se dessine le contour de ce qui te définit toi. Dès lors, pourrais-tu parler un peu du statut de la faute ?
- Il n’a jamais été question de l’évacuer et la dimension portrait/autoportrait est comme une ombre qui viendrait avec. Qu’on la veuille ou pas, la faute est présente, elle est présente même dans les vrais dictionnaires. Beaucoup moins, bien entendu, parce qu’il y a des comités de lecture. Ce sont des équipes de lexicographes ; il y a, j’imagine, des méthodes, des protocoles, des marches à suivre. Mais, comme ce dictionnaire dans son projet est de donner à voir l’état des connaissances d’une personne, il est de facto incomplet, partiellement fautif, erroné, superficiel, faux voire abusif dans certains cas. Toute entreprise humaine contient de la faute. Je peux tendre à en amenuiser la portée, mais il me semble qu’elle est signifiante elle aussi.
- Justement, dans la dimension d’autoportrait de ton travail, la faute est tout autant signifiante que l’information. C’est une sorte d’information en creux.
- Elle n’est même pas en creux. La faute s’affirme. L’une des choses que je vois dans ce projet, c’est un rapport d’incomplétude au monde. C’est gravement léger – ou léger et grave – que je travaille avec et dans l’imperfection. La faute est plus qu’assumée, elle est revendiquée. Je ne vais pas en rajouter, mais dire qu’elle existe et qu’elle fait partie du rapport au monde de quiconque. Le dictionnaire met en évidence ce qui n’est pas su, il l’assume et le revendique, et fait d’un zéro une quantité. Mais il y a aussi ce qui est su. Moi je crois qu’une « framboise » c’est ça, ou que la « noesis » c’est ça. Je le dis, et ça va venir en accord, en désaccord, ou en complément chez autrui. Mais ce que ça met en jeu, c’est mon rapport au monde. Comment est-ce que je peux exister et avoir un rapport sensé au monde si je n’ai pas une connaissance complète du monde ? Ou si j’ai une connaissance erronée du monde ? C’est aussi ça qui traîne dans ce projet. C’est la partie commune ou singulière entre les définitions de deux personnes qui parlent d’une même chose, il y a un taux de recouvrement et un taux d’inconciliable, un gap. Cet échange ou cette communication imparfaite, c’est peut-être au bout du compte un syndrome de Babel.
- Avant Babel, il y a Adam, et cette mission hallucinante qui lui est proposée, et dont finalement tu t’empares, qui consiste à nommer les choses en fonction de soi. La définition d’Adam, c’est le doigt qui pointe, la tienne est plus élaborée. Mais finalement c’est un geste de primauté que de définir le monde qui t’entoure.
- Moi qui pensais échapper au démiurgisme, je serais dedans jusqu’au cou ! Mais il reste toujours cette tension entre définir son monde et définir le monde. Il se trouve quand même qu’entre soi et le monde, il y a les autres, et qu’il faut composer avec ça, et avec ces gaps.
— Adam est tout seul, en effet. Mais, il désigne des choses qui existent de manière autonome, hors de lui. En décidant que tel animal s’appellera « lion », il ne lui donne pas d’existence. C’est juste une manière d’agripper le monde, un outil pour le décrire.
- C’est un outil pour distinguer les choses. On est vraiment dans cette situation où une chose est tout ce que les autres ne sont pas. Ça, c’est la violence de la nomination. Il y a une violence dans la nomination qui est très bien montrée dans le film America America d’Elia Kazan. Dans America America, un jeune Arménien se voit confier la fortune de sa famille pour aller s’installer aux États-Unis et pouvoir les accueillir parce qu’ils se font massacrer. Pendant la traversée, il devient ami avec un homme qui s’appelle Hohannes, lequel Hoahnnes sait – j’ai oublié pour quelle raison, peut-être qu’il est malade – qu’il ne pourra pas entrer aux États-Unis à Ellis Island. Donc il se suicide et donne ses papiers à l’autre. L’autre change ainsi déjà de nom arménien pour pouvoir entrer aux États-Unis ; il arrive avec ce passeport qui est celui de quelqu’un d’autre qui s’est flingué, et le flic américain, le douanier, lui dit : « — Hohannes ? Now you’re Jo Arness. » Et en cinq minutes, il change deux fois de nom. Il y a une violence de la nomination que je trouve très bellement marquée dans cette séquence. Ce qui est particulier, c’est comme ce nom lui est imposé. On fait un truc par assonance, Hohannes – Jo Arness, ça ira, allez hop !
- Est-ce que tu te sens douanier américain dans ton dictionnaire ?
- Non, parce que la nomination est antérieure à moi. J’utilise un matériau qui est commun à tous les francophones, puisque c’est un dictionnaire en français. Donc non, je ne nomme pas les choses.
- Mais, à l’instar du douanier, tu décides de ce qui peut entrer et de ce qui sera refoulé du dictionnaire. Puisque c’est un dictionnaire de ta mémoire, où mets-tu la limite de ce qui rentre dans son canon ? Tu ne feras peut-être pas une entrée pour le chat de la voisine, encore que…?
- Il y a un chien et un chat dedans. Mais pour les choses minimes, le canon s’élabore mal. Pour les choses extrêmement proches que je réalise que des difficultés s’annoncent. Pour les personnes, il n’y a aucun problème. Quant aux animaux… Schnouffi, le chien qu’avait, il y a quarante ans, une amie de mes grands-parents, son nom me fait toujours autant marrer, mais je ne suis pas sûr que Schnouffi le pékinois ait sa place dans le dictionnaire. Mais la question s’est posée. Pour Zouki, notre basset aussi. J’ai mis le nom d’un des deux chiens de ma mère, qui est un Jack Russell, mais je l’ai orthographié de travers parce que c’est un nom chinois. Je ne l’ai pas bien coupé au milieu, n’ai pas mis un h là ou il le fallait, peut-être que je retoucherai, parce que je n’ai encore écrit la définition du Jack Russell en question. Le canon est flexible, c’est un canon mou, comme dans les Tex Avery.
- Lorsque je me suis formulé cette question, j’ai repensé à ce que tu disais au sujet de la présence de Littré dans son dictionnaire, une présence assumée puisqu’il se permettait de donner des avis, contrairement à toi. Mais puisque tu es le sujet de ton dictionnaire, je m’attendais à une possible présence de l’auteur, que je n’ai pas vue et dont je ne sais si elle apparaîtra. Je pensais par exemple aux définitions qui concerneraient tes proches. Est-ce que tu envisages, pour untel, d’écrire « fils ou père de l’auteur » ?
- Mes enfants sont dans le dictionnaire, et je suis encore en train d’hésiter sur la formulation pour savoir s’ils seront fils de l’auteur ou fils de Ambroise Tièche* avec un renvoi à une entrée qui serait mon nom et où je me définirais moi-même dans le dictionnaire. Je ne crois pas l’avoir déjà entrée, je n’ai pas encore tranché. Si je devais décider de ne pas me mettre dedans, la solution que j’adopterais serait fils de l’auteur du présent dictionnaire. Je suppose que je formulerais ça ainsi. Mais faire cela pose le problème d’indexer une personne à l’aune de l’auteur. Les filiations ne sont pas forcément indiquées dans les dictionnaires. Quand elles sont très importantes, je pense à Jean Renoir et Pierre-Auguste, là, c’est comme si c’était tellement magnifique ou important que l’un soit issu de l’autre que, tout à coup, c’est cité. Mais c’est plutôt simplement signalé pour lier une filiation, et ça se manifeste plus, par exemple, dans les dynasties. Louis XIII, XIV, XV, fils de…, ? cousin de… etc. Là, je ne sais pas comment je vais trancher.
- Il y a, par exemple, un certain nombre de personnes dont je me doute bien qu’ils ont été tes élèves ou tes professeurs. Mais tu ne le mentionnes pas.
- Non, je mentionne que ces personnes sont qui elles sont, par et pour elles. Elles ne gagnent pas leur existence dans le dictionnaire à travers moi.
- Mais justement si… Tu es omniprésent dans chaque définition, par le simple fait que tu l’élises. Elles te redéfinissent en miroir ou au moins t’engagent.
- Oui, mais j’essaie de dire ce que les choses ou les personnes sont en elles-mêmes, et pas par rapport à moi. Est par rapport à moi le fait que je les y mets, que je les nomme, mais ce qu’elles accomplissent, comment est-ce qu’elles se situent artistiquement ou professionnellement sera mis en avant par leurs qualités propres. Et en effet, pour ma grand-tante, je ne sais pas si j’indiquerai grand-tante de l’auteur. Où s’arrêtera le fait que je me situe ? Je pense que je vais limiter ça à mes parents et à mes enfants.
*
* *
- Comment pourrais-tu décrire une sorte de poétique de la définition ? Est-ce que tu as un exemple de définition parfaite, devant laquelle tu te serais dit : C’est comme ça que j’aimerais écrire ?
- On va retomber chez Littré. Il dit qu’une définition de dictionnaire doit contenir des mots simples et que tout mot employé dans le dictionnaire doit pouvoir être retrouvé dans ce même dictionnaire. Et ça, je ne suis pas du tout certain de l’avoir fait ou d’y être parvenu. Les adjectifs, je les emploie avec précaution pour qu’ils soient objet de précision et pas de jugement. Il y a beaucoup de mots grossiers, parce qu’il y a des mots d’argot, des mots liés à la sexualité, à la scatologie ou aux excréments en général, qui sont officiellement des mots sales, des gros mots. Mais aujourd’hui, j’ai défini le mot affaire. Et dans l’une des acceptions, j’ai employé l’expression lui faire son affaire, qui est une expression assez péjorative. Je dis que c’est soit tuer une personne, soit… je ne voulais pas dire faire l’amour, faire son affaire, ce n’est pas faire l’amour, c’est baiser. Donc j’ai écrit baiser, qui est plutôt un verbe que, a priori, on ne verrait pas dans un dictionnaire. Mais là il me semblait plus adéquat et plus précis. Dont je me suis autorisé baiser. J’ai dû faire un petit écart par rapport à ce lexique convenu et assez lisse qui est celui d’une écriture de dictionnaire, où je me retiens de colorer ou donner mon avis. Là, il me semblait que baiser était techniquement plus adéquat que faire l’amour, s’accoupler, copuler ou autre expression. Lorsqu’il s’agit de définir un verbe, on le définit avec un verbe synonyme. Mais j’ai de la peine à croire aux synonymes. Il y a des synonymes avec des taux de recouvrement plus ou moins grands. Mais je crois qu’à part vif-argent et mercure, qui en plus ne sont pas des verbes… Même là on pourrait discuter sur la coloration littéraire ou ésotérique de vif-argent par rapport à mercure. On doit supposer ce qu’est capable de comprendre la personne qui lit. Est-ce que la personne qui lit est capable de comprendre désormais, de comprendre et, de comprendre avec ? Avec, ce n’est pas nécessairement évident alors que c’est un mot d’un emploi extrêmement commun. Si j’entre dans cette logique de peser absolument chaque mot, je fais une définition par mois. Je n’en ai ni le temps, ni la discipline ni la patience. Il y a un donné de langage dont a priori je peux imaginer que quiconque peut le comprendre. Lorsque je dois employer un mot qui en sort, je pars du principe qu’il doit être employé ailleurs dans le dictionnaire et que si on ne comprend pas un mot dans une définition, on peut trouver un éclaircissement dans une autre. Souvent je me suis demandé ceci : si je prends un mot et lis ensuite la définition de chacun des mots qui sont dans sa définition, à partir de quel moment aurai-je fait le tour du dictionnaire ? Je n’ai jamais calculé ça, mais c’est une espèce de fantasme vaporeux qui me tourne dans la tête. Pour revenir à ta question, je me demande si la tautologie n’est pas la meilleure solution, ou si c’est le pire enfer. Je ne suis pas sûr d’avoir tranché. Mais un dictionnaire est la preuve de la non-évidence des choses.
- C’est une réponse qui s’arrête au seuil du mot. Mais ma question voulait aller jusqu’au seuil du syntagme ou de la phrase. Il y a des règles, des types de langage, des musicalités aussi. Tu as une langue écrite bien spécifique dans laquelle, par exemple, l’énumération et l’incise jouent des rôles importants. Comment est-ce que tu écoutes ta définition ?
- Lorsqu’il y a des énumérations, c’est pour m’efforcer de mettre en évidence et ouvrir la définition vers le fait que les objets auxquels elle s’applique sont multiples et qu’il ne faudrait surtout pas se restreindre à un seul. Aujourd’hui, j’ai fait la définition d’aéronavale. En gros, dans les armées, c’est une arme qui comprend le personnel qui a des appareils volants basés sur des navires. Mais à un moment, il faut que je spécifie qu’il n’y a pas que des porte-avions. Il y a aussi des hélicoptères et donc je dois préciser qu’il y a des porte-hélicoptères. L’énumération permet de ne pas induire à une définition trop resserrée. Il y a à la fois une envie de précision et une envie d’ouverture. C’est parfois difficile et c’est pour ça que j’ai recours à des énumérations. Et pour des connaissances incomplètes, notamment sur des figures historiques ou des artistes, je fais j’ai fréquemment recours à l’adverbe notamment. Il est bien utile. C’est un cache-misère, mais il est là pour rappeler que ce que je liste, par exemple dans les œuvres d’une auteure ou d’un peintre, n’a pas la volonté d’exhaustivité, à la fois parce que je n’en ai pas les capacités et parce que ce n’est pas le lieu d’un catalogue raisonné. Donc notamment tombe à pic et est sur le point de devenir un tic, bien commode pour espérer garder de l’ouverture et une forme de non-prétention à l’exhaustivité.
Quelles sont les définitions qui, lorsque tu lis un dictionnaire, arrêtent ton regard ? T’arrive-t-il de te dire qu’une définition est belle ou qu’un auteur rédige d’une manière qui t’interpelle ?
- Je pense à cette phrase, qui est due je pense à Émile Larousse, qui disait qu’un dictionnaire sans exemple n’est qu’un squelette de dictionnaire. J’aurais tendance à croire, alors que tous les dictionnaires ont cette dimension historique et étymologique, on en a parlé par rapport à l’Oxford ou au Robert, que peut-être une définition idéale serait une qui pourrait être donnée sans qu’il y ait besoin d’exemplifier, en validant la pertinence d’un usage d’un mot par des précédents dans l’espace littéraire, journalistique, de la parole politique ou autre. Une définition qui arrive à tenir sans exemple, c’est une définition peut-être idéale. C’est peut-être très douteux, mais j’y crois.
- En tout cas, toi tu ne donnes pas d’exemples. Dans tes définitions de noms communs, tu peux donner des occurrences d’usages spécifiques et figurés, mais qui ne sont pas des exemples.
- Oui, parce que j’ai envie de me servir de la langue. La langue, c’est notre objet commun, mais qui résiste pourtant. Ce commun grince d’une personne à une autre. Les définitions qui m’intéressent sont celles qui touchent aux personnages ou figures historiques limites. Les personnages hideux de l’histoire. Pol Pot, Staline, Hitler (Heydrich n’était pas suffisamment important ; c’était une saloperie mais il n’était pas assez important pour être dans un dictionnaire. En général, dans un dictionnaire des dignitaires du nazisme il a une entrée.) Ces figures limites, ce n’est pas dans un dictionnaire qu’elles sont jugées. Et ça c’est une chose qui me trouble toujours. Pour Hitler, on a 1889 — 1945, homme d’État allemand. C’est extrêmement problématique parce que toute la connaissance commune vient hurler là-dedans. Et, je me fie par exemple au Robert, quand on arrive après 1933, après la guerre puis ce qui a été lancé comme processus, comment est-ce que c’est énoncé d’une façon qui est apparemment tellement mise à distance ? Alors les figures limites, ça pourrait être Staline, Pol Pot ou Franco, qui est mort dans son plumard et sous le gouvernement de qui on garrotait encore en 1975, ça c’est des trucs qui me perturbent.
- Parce que la notion de style est une de celles qu’on appose tout de suite au champ des arts plastiques, on s’attend à ce que tu t’y sois confronté, autant dans ton travail plastique que littéraire. Comme si un plasticien qui fait œuvre d’écriture ne pouvait pas faire l’économie de la question du style. Qu’est-ce que tu en penses ?
- Je me demande si je me pose des questions de style… Il me semble que le style a quelque chose qui s’individualise, qui peut se romantiser, qui peut se jouer, qui peut nous être attribué, qui peut se surjouer. Il y a diverses configurations de relation au style. Il me semble que je décide de me donner un certain nombre de règles de rédaction, notamment sur les usages de certains mots, on en a déjà parlé, et je me demande si l’ensemble de règles auxquelles j’essaie de me tenir font style. Je n’en suis pas certain. Je ne crois pas. Je ne pose pas les choses en termes de style, je m’efforce de me poser les questions en termes de clarté d’énonciation. Et je me demande si ça peut faire office de style. Je ne crois pas faire acte de style, ou alors en creux. Il se trouve que cela produit une certaine musicalité, prosodie, sonorité, à la lecture silencieuse, qui permettrait d’identifier son auteur, mais il n’y a pas de volonté de faire style ou de faire effet de style. Il se trouve que cela vient avec. Et peut-être que là, ça nous pose aussi les questions du pastiche et de la parodie, qui sont aussi des questions où on prend des points identifiables dans un style et on fait à la manière de.
- Je n’ai pas l’impression que tu fasse à la manière de. Ayant lu beaucoup de tes définitions, j’ai l’impression que je pourrais les reconnaître par rapport à d’autres définitions qui se couleraient dans le même programme. C’est un effet de ton rapport à la langue, de l’usage que tu en fais. Donc de fait, peut-être malgré toi, ça pose la question du style.
- Dans mon esprit, le style est une conséquence. Par rapport à une volonté de style, il se trouve qu’il y a de facto un style qui se génère parce qu’il y a une répétition de choses qui s’empilent et deviennent identifiables.
- Je me rends compte de cet aspect de conséquence. On sent bien que tu ne t’es pas astreint à fleurir tes formules, que ce n’est pas cela ton projet. La question était de savoir comment est-ce que tu acceptes ce qui, de fait, fait style ? Est-ce que tu peux t’en emparer, t’en réjouir bien que ce ne soit pas un programme ?
- Je peux me réjouir s’il y a une formulation qui développe une certaine forme de singularité, alors là, oui. Je ne m’en rengorge pas, mais je me réjouis d’arriver à produire une écriture qui ait sa singularité. Mais j’espère ne pas devenir un pro de moi-même d’une certaine façon, c’est-à-dire que j’espère arriver à garder le style à distance. C’est peut-être un peu philistin, il se trouve que c’est là, je ne peux que l’entendre et l’admettre. Je ne vais pas faire ma sucrée en disant « non pas du tout ». Il y a quelque chose qui se dégage et dont j’aurai à tenir compte à un moment ou à un autre. Mais j’aborde toujours mes définitions en fonction d’une histoire de teneur et d’une mise en forme la plus économique possible, avec le moins d’effet.
- Est-ce qu’une définition peut, selon toi, avoir une taille idéale ? Tes définitions de pays, par exemple, sont souvent assez longues parce que tu abordes un certain nombre de rubriques, dont la rubrique historique. Évidemment il y a beaucoup d’informations. Mais lorsque tu parles de groupes de musique ou d’artistes, on s’aperçoit que tu arrives souvent à des définitions d’environ sept ou huit lignes. À force de te lire, j’en suis donc venu à me demander ce qui se passe dans ton gueuloir. Y a‑t-il un moment où la définition se tient aussi rythmiquement ou phonétiquement. Au-delà de la qualité de l’information qui s’y trouve, est-ce aussi une forme avec ses qualités esthétiques, voire plastiques, propres ?
- Je ne crois pas. Il y a des moments où le plaisir est très grand d’avoir réussi à définir quelque chose en six mots, et, dans d’autres cas, une très longue peut me sembler être celle qui rend le mieux justice à ce dont elle traite. Alors, le fait qu’il y ait une moyenne entre six et huit lignes, je crois que c’est parce que c’est là que ça s’arrête avant de partir dans des analyses. Je remarque, en retravaillant Marina Abramović – il y a un renvoi et une entrée sur Ulay parce qu’il a continué à travailler en dehors de leur duo – que je frôle l’analyse par rapport à certains enjeux qu’ils activent dans des performances que je décris. Là, je suis sur un truc un peu hybride. Il y a une chose qui m’amuse un peu : je suis un artiste et je suis censé connaître l’art. Et je m’aperçois que sur beaucoup d’entrées et de rubriques relatives à des artistes, je n’ai pas grand-chose à dire. Et qu’il y a d’autre champs où j’ai beaucoup plus à dire que sur des artistes, des théoriciens, des historiens d’art ou autres où je me révèle finalement être là assez pauvre. Parce que ce n’est peut-être pas en termes de connaissance que l’intimité avec une œuvre se joue, dans le sens de catalogue raisonné. En terme de connaissance stricto sensu, ce que j’ai à dire sur Sam Taylor-Wood, c’est assez pauvre. Bon, je sais qu’elle existe, j’ai vu un truc ou deux d’elle, mais là encore, donner une image globale et synthétique de son œuvre, je serais bien en peine de le faire. Ces définitions courtes dans l’espace où je suis censé être un pro, c’est une que chose que je défends. Nous nous construisons aussi comme artistes à travers un rapport élargi au monde et à travers des fumiers et des terreaux très divers. Mais c’est une parenthèse.
Tu parles maintenant de « rapport élargi au monde », tu parlais tout à l’heure d’un « rapport d’incomplétude », est-ce que le choix de la forme dictionnaire plutôt que le choix, par exemple, de la forme mémoire n’est pas en soi aussi le symptôme de ce rapport d’incomplétude au monde ? On aurait très bien pu imaginer que tu te plies à un exercice comparable en rédigeant des chroniques ou des mémoires.
- Ça tient au fait que passer par la forme dictionnaire rend impossible de dissimuler l’incomplétude. Elle devient beaucoup plus criante avec cette forme-là. Je peux beaucoup moins aller me cacher derrière ce faux-nez des mémoires. Le dictionnaire est beaucoup plus transparent. Ce qui est censé être dans une définition et qui n’y est pas, ou qui est erroné, saute aux yeux. Pour peu que l’on soit soi-même, en tant que lecteur, en mesure de le voir. Donc c’est l’endroit où je ne peux pas me cacher, ce dictionnaire.
Ensuite, c’est un dictionnaire qui se passe dans un contexte artistique ; en quoi est-ce un objet artistique, une œuvre d’art ? Comment est-ce qu’il peut s’insérer dans le champ artistique ? Et ce dictionnaire existe et est mis à vue dans un espace muséal, qui n’est pas celui où il devrait être. C’est là qu’il produit un récit. Il a cette forme méthodologiquement indéfendable par rapport à un vrai dictionnaire, cette forme qui n’a ni les exigences et critères, ni la logique d’équipe, ni les méthodes ou procédures qui président à l’élaboration d’un dictionnaire, et il existe dans un espace artistique et non pas dans un espace universitaire ou dans des éditions, comme Armand Colin ou Dunod qui seraient des éditions tout à fait à même d’accueillir un projet sérieux ou efficient en tant que dictionnaire. Il n’aurait pas lieu d’être là. Le fait qu’il existe ici me semble être aussi un signe qui produit un récit.
- C’est vrai. Aussi était-ce l’objet de notre discussion que de mettre à jour ce récit. C’est ici que la geste, ou, pour reprendre une formule de Pessoa, l’« autobiographie sans événement » peut se raconter.
Pessoa, dont je voulais parler, par rapport à une autre phrase, extraite sauf erreur du Livre de l’intranquillité où, à un moment, il écrit « Tout m’intéresse, rien ne me retient ». Il y a en effet aussi une forme de relation au survol. Mais la « geste » dont tu parles commence peut-être ailleurs, lorsque quelqu’un dit : « Il y a un dictionnaire sur le site du Mamco ». C’est là qu’il y a une histoire qui s’allume. Ensuite, à l’intérieur des définitions, c’est autre chose qui se passe.